CHAPITRE XIV
La descente leur parut interminable; ils longeaient la base de l'immense arête du Moine toute crêtée de sommets secondaires, franchissaient des ressauts de glace, se faufilaient à travers un chaos magnifique, formé de grands séracs découpés géométriquement en cubes, en tours, en arcades. C'est avec soulagement qu'ils sortirent de ce labyrinthe où ils enfonçaient jusqu'à mi-jambes et retrouvèrent une pente plus raide, juste contre l'Aiguille du Moine. Alors ils se mirent à courir comme des fous dans de vieilles traces encore gelées et comme ils avaient oublié de quitter leurs crampons, ils marchaient, jambes écartées, comme des canards descendant à une mare. Une soif intense les dévorait. Bientôt, ils atteignirent avec les premiers gazons le Clapier du Couvercle. Le vieux refuge dormait paisiblement sous son énorme pierre, comme un coffret, de bois précieux oublié dans la gueule entrouverte d'un monstre.
Sur la petite galerie de bois aux tons chauds, un vieil homme aux longues moustaches fumait sa pipe en examinant tour à tour les montagnes et le sentier du Montenvers par où apparaîtraient bientôt les premières caravanes de la journée. Au bruit qu'ils firent en arrivant, il se retourna vivement et sa stupéfaction fut telle qu'il retira précipitamment sa pipe des lèvres, et resta bouche bée sans rien dire.
«Bonjour, oncle! cria joyeusement Pierre.
-- Salut, le Rouge! fit Georges.
-- Vous deux!»
Et le Rouge, tout stupéfait, songea enfin à les interroger.
«D'où pouvez-vous bien sortir à cette heure et dans cet état?
-- Verte par la face nord! répondit laconiquement Pierre, mais avant tout, donne-nous à boire et à manger; à boire surtout, on crève de soif!»
lis pénétrèrent dans l'étroite cabane, accrochant leur piolet au râtelier, et, à cheval sur un banc, enlevèrent leurs crampons.
Tandis que le Rouge faisait chauffer le café, ils lui donnèrent des détails, et l'autre n'allait pas sans s'étonner davantage à chaque phrase du récit.
«Voyons! voyons! Pierre, il y a une chose qui me tracasse; on m'avait dit que tu avais le vertige, et même que... – le Rouge parut un peu gêné – et même que ça t'avait rudement changé! Quant à toi, Georges, celui qui m'aurait dit que tu recommencerais des bambées pareilles! Tiens, j'aurais, je crois, parié mes moustaches que ça n'était pas possible. Vrai! vous en avez des idées! et dans quel but cette grande course? tout seuls! sans monchus!
-- Pour faire nos preuves, oncle, car c'est bien décidé, on va rentrer guide tous les deux... et justement, si tu as des clients à me passer...
-- Tu ne m'étonnes pas, sacré gamin! j'étais persuadé que ça finirait comme ça!
-- Voyez-vous, oncle, le vertige, les pieds gelés, les risques, ça a certainement été créé pour vous donner du goût à la vie. C'est seulement lorsqu'on est mutilé ou appauvri physiquement qu'on se rend compte de la valeur de l'existence.
-- Somme toute, en suivant ton raisonnement, la vie ne vaut d'être vécue que du jour où on risque de la perdre?
-- Presque! La vie doit être une lutte continuelle. Malheur à ceux qui ne combattent pas! qui se laissent aller aux choses faciles! J'ai bien failli devenir un de ceux-là, oncle! et quand je songe au bourbier dans lequel je m'enfonçais, j'en frissonne de dégoût. Il a fallu Georges et les autres pour me rappeler à tous mes devoirs; surtout Georges qui, lui, n'a jamais cessé de lutter pour reconquérir sa forme!
-- Pour ça, oui, mon Georges; ce que tu as fait là, c'est bien! T'es un homme à cran! Seulement, voyez-vous, mes enfants, combattre ne veut pas dire s'exposer inutilement. S'il ne faut pas craindre de risquer sa vie, il ne faut le faire qu'en mettant tous les atouts dans son jeu. Quand j'étais bien gosse, je me rappelle qu'un jour, avec un gamin de mon âge, on avait entrepris de se lancer dans je ne sais plus quelle course! Comme ça, sans préparation et sans expérience; on montait toujours! toujours! et lorsqu'on arriva au sommet, on s'aperçut qu'on avait oublié de prendre la corde de rappel nécessaire pour revenir. On passa une nuit terrible dans un trou de rocher. Nous n'avions pas de chandails et nous claquions du bec; presque pas de provisions. Bref, on s'était lancé là-dedans comme de véritables écervelés. Ce fut mon père qui, inquiet comme tu penses, nous découvrit après un jour de recherches et d'appels. J'avais seize ans à l'époque, mais je te jure que j'ai reçu la plus belle raclée de ma vie: «Et attrape ça! disait le vieux en me calottant. Attrape ça! gamin, pour t'apprendre à réfléchir! S'agit pas de grimper seulement, faut aussi savoir redescendre! Quand on fait quelque chose, faut le faire bien! faut le préparer!» Et vlan! ça pleuvait, les coups, de tous les côtés. Depuis ce jour, je te garantis que j'ai réfléchi à deux fois avant de me lancer dans une aventure: j'ai tout préparé minutieusement, et quand je me suis trouvé en face d'une difficulté j'étais paré pour la surmonter.
-- Cependant, Joseph, reprit Georges, il faut bien risquer par moments! Il y a des passages dont on ne peut pas deviner ce qu'ils vous réservent, et si on ne s'y lançait pas de peur de tomber on ne ferait jamais rien?
-- D'accord! d'accord! il faut savoir risquer à bon escient et pour quelque chose d'utile; ça peut arriver qu'on tombe quand même, mais alors, dans ce cas-là, à la grâce de Dieu qui règle nos destinées! Tiens, par exemple, lorsque vous vous êtes entêtés, l'année dernière, pour grimper aux Drus malgré le verglas et tout et tout! Si c'avait été simplement pour réussir la course, je vous aurais donné tort, mais il y avait une chose sacrée à accomplir: ramener le corps de ce pauvre Jean. Dans ces conditions, vous avez bien fait de risquer votre vie; seulement c'est exceptionnel!
«Notre vie ne nous appartient pas, nous n'avons pas le droit d'en disposer, ce qui revient à dire que pas plus que nous ne pouvons nous suicider, nous ne devons hésiter à la risquer, lorsqu'on la réclame pour accomplir les destinées de la Providence.
«Une mort doit toujours servir à quelque chose. Les grands savants, les explorateurs, les soldats, les marins, les guides qui sont tombés pour une cause juste ou pour une œuvre utile aux autres hommes, ont droit à notre respect et à notre souvenir. C'est pour cela qu'il ne faut pas craindre la mort et qu'on doit tirer le maximum de la vie, le maximum en bien comme de juste.
«Tu comprends bien ce que je veux dire, Pierre», continua le Rouge, et les deux autres écoutaient gravement.
«Il faut vous dépenser jusqu'à la mort, et considérer le repos comme un commencement de la mort. Travailler, lutter, agir, mener une vie rude. Et on y trouve plus de joie qu'à se laisser aller à fainéanter.
«Vous allez rentrer guide tous les deux. C'est un beau métier, dur et dangereux. Pour ma part, je ne l'aurais changé pour aucun autre. Faites bien attention, ce n'est, plus de l'enfantillage. Vous ne ferez plus de courses entre camarades comme celle que vous venez de réussir. Vous aurez charge et responsabilité d'existences humaines; ceux que vous emmènerez se confieront à vous et vous demanderont de suppléer à leur inexpérience. Le travail sera deux fois plus difficile; au lieu d'avoir un compagnon qui peut vous aider et vous secourir, vous aurez neuf fois sur dix un type qui risquera de vous entraîner à chaque pas. Tiens! une fois, j'ai eu un client qui a bambé dix fois au bout de la corde en descendant le couloir Whymper! Et je t'assure qu'à chaque fois ça devenait moins drôle. Je me suis toujours demandé comment j'avais pu le retenir dans les marches!
«Dites-vous bien qu'un client, c'est sacré, et qu'en prenant votre tour au Bureau, vous contractez envers lui un engagement solennel de lui faire accomplir des choses dangereuses et de le ramener vivant.
«J'en ai assez dit; je discute, je discute, et je vous laisse à crever de soif!
«On va fêter votre guérison et trinquer tous les trois. La cabane est déserte, c'est encore trop tôt dans la saison; tant mieux, on sera entre nous.»
Le Rouge apporta une bouteille; il était ému, ne voulait pas le laisser paraître et tout en versant le mousseux dans les quarts, il essuyait ses longues moustaches de ses doigts calleux.
Ayant bu, Pierre et Georges, très las, décidèrent de descendre sans plus attendre dans la vallée.
Ils s'élancèrent sur le sentier des cristalliers, dégringolèrent les rampes des Egralets et traversèrent la Mer de Glace sans prendre de repos; ils avaient repris l'allure d'hommes dont le métier est de gravir les cimes.
Le dernier train du Montenvers les amena à Chamonix dans la soirée. Leurs visages étaient brûlés par le soleil et la neige, et la fatigue des deux nuits blanches émaciait leurs traits. Une fois dans la plaine, il leur sembla étouffer.
Traversant la ville sans s'arrêter, ils pénétrèrent résolument dans le Bureau des Guides où Jean-Baptiste Cupelaz, assis à sa table, mettait en ordre ses registres. Le guide-chef leva la tête et manifesta, comme le Rouge, son étonnement en les apercevant.
«Ça par exemple! on dirait que vous venez de loin.
- On a fait la Verte par la face nord, tous les deux, pour s'entraîner!
- Ça, c'est quelque chose! (Et le vieux guide siffla d'admiration.)
- Inscris-moi pour l'examen, Jean-Baptiste! demanda Georges à la Clarisse.
- Tu rentres guide! avec tes pieds mutilés... t'es pas fou?
- La preuve que non!... je viens de m'assurer que j'en étais toujours capable!
- Ben! ben! je vais constituer ton dossier», répondit lentement Jean-Baptiste; puis il sourit malicieusement dans sa barbe et ajouta: «Mais quelle tête ils vont faire ceux de la Commission!... Et toi, Pierre, tu t'inscris également?
- Moi? Je ferai cette année encore le porteur! je n'ai pas l'âge, mais tu peux préparer mon dossier pour l'année prochaine.
- Ben, mes gaillards! ça fait mé pi pas pi! mais il n'y a rien à dire là-dessus, c'est régulier! Le règlement ne prévoit pas qu'il faille avoir ses deux jambes pour faire un guide; il demande seulement qu'on soit capable d'assurer le métier. C'est égal! quelle tête ils vont faire, ceux de la Commission!...»
Jean-Baptiste Cupelaz ouvrit un gros registre, à feuillets détachables et numérotés; de sa grosse écriture maladroite, il écrivit: «Permis de circulation au guide Georges à la Clarisse.» Puis sur une autre souche: «Permis de circulation au porteur Pierre Servettaz.» Il détacha les cartes et les leur tendit.
«Voilà! ça fait cent sous chacun; vous êtes en règle pour prendre le tour.»
Serrant précieusement le petit bout de papier dans leur portefeuille, ils sortirent.
«On va chez Gros-Bibi? demanda Georges à la Clarisse.
-- Non, vieux, répondit gravement Pierre. J'ai encore une affaire à régler. Adieu, je te quitte, on se reverra souvent maintenant.
-- Adieu donc!»
Pierre coupa à travers la patinoire transformée par l'été en terrain vague, longea le bois du Bouchet et prit la route des Mouilles. La vallée était plongée dans l'ombre, mais le soleil caché par les coupes boisées du Prarion illuminait encore la montagne au-dessus des forêts. Le torrent de Blaitière cascadait et grondait dans sa gorge rocheuse; la brise du soir ployait les tiges hautes des avoines et des seigles verts.
Aline l'aperçut de loin qui montait par le sentier de chars. La joie transfigurait le visage de son fiancé; elle n'eut pas besoin d'explication.
Il lui prit doucement la main et demanda: «Ta maman est là?
Oui, dans la salle commune.
Viens, nous avons des tas de choses à lui dire.» Ils franchirent le seuil exhaussé du vieux chalet et
laissèrent la porte grande ouverte derrière eux.
On n'entendait plus dans le village que le murmure de l'eau courante qu'un chéneau de sapin déversait à pleins bords dans le bachal.
Et comme la nuit était venue, des lumières apparurent un peu partout dans la vallée.
Alger, 22 février 1941.
FIN